Le « jumeau numérique »

au service des bâtiments « Zéro Carbone »

Par Emmanuel Olivier, Président d’Ubiant[1]

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Quand on parle de « Zéro Carbone », on parle de neutralité carbone d’ici 2050.

À cette date, les émissions de CO2, diminuées des absorptions, devront être neutres[2]. L’objectif est de stabiliser à 2°C maximum l’augmentation de la température de l’atmosphère terrestre par rapport à la période préindustrielle.

La plupart des grandes entreprises et des pays s’engagent sur cette échéance de 2050. Les outils numériques vont être prépondérants dans la gouvernance de cet enjeu, du fait de la complexité et du nombre de paramètres à gérer. À l’instar d’autres secteurs industriels, les jumeaux numériques, qui sont utilisés dans l’aviation ou l’automobile pour optimiser les processus de fabrication et de gestion des actifs physiques, vont massivement être déployés dans l’industrie du BTP, pour devenir à terme, la colonne vertébrale des bâtiments « zéro carbone ».

 

Jumeau numérique Ubiant

 

Pour comprendre cette nécessaire mutation, il est important de comprendre les raisons ou les dogmes qui nous ont conduits à oublier de préserver notre planète.

Selon le météorologue et chimiste de l’atmosphère Paul Josef Crutzen, prix Nobel de chimie et le biologiste Eugene Stoermer, nous serions rentrés dans l’ère de « Anthropocène », qui signifie « l’Ère de l’humain », laquelle aurait débuté à la fin du 18ème siècle et succèderait à « Holocène ».  En effet, aujourd’hui, les déplacements géologiques réalisés chaque année par l’homme avec des machines, sont devenus supérieurs aux mouvements naturels de la croûte terrestre (érosion, dérive des continents) et deviennent en tant que tels, une véritable « force géologique ».

Cette prise de conscience est une révolution comparable à la révolution vécue à la suite des travaux de Galilée et de Copernic, nous l’explique Bruno Latour[3], en citant Michel Serre :

« avec la révolution copernicienne l’homme a pris conscience que la Terre se meut, avec l’Anthropocène, l’homme prend conscience que la Terre s’émeut ».

Nous assistons à un changement si colossal, d’une échelle si grande et si rapide, qu’il dépasse notre capacité à le percevoir.

Louis Etienne, en conférence[4] sur le sujet, explique que la « Terre », est en réalité, uniquement cette fine pellicule d’espace de quelques kilomètres occupée par les hommes à la surface du globe. Il rappelle que notre vie est possible sur terre, grâce à l’effet de serre de 0,03% de CO2 que nous avons depuis des milliers d’années. Sans ce CO2, la température moyenne sur terre serait de -60 degrés Celsius. À l’inverse, trop de CO2 conduirait à un réchauffement global qui aurait des conséquences dramatiques sur la survie des espèces. Il est donc catastrophique que le niveau de CO2 dans l’atmosphère soit passé en seulement un siècle de 0,03% à 0,04%, alors qu’il était stable sur les dix mille dernières années de la période de l’Holocène, lesquelles années ont précédé la « grande accélération » de l’Anthropocène.

 

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Cette activité humaine qui produit du CO2 est en réalité celle des machines inventées par l’homme et dont le développement s’est accéléré au 18ème siècle avec la révolution industrielle née en Angleterre. Le livre « la mécanisation au pouvoir » de l’américain Siegfried Giedion, traduit parfaitement l’impact réel des sociétés industrielles et l’évolution accélérée de la mécanisation dans l’environnement humain le plus direct, notamment dans le confort, dans les tâches ménagères, la maison et l’intérieur.

Le Canadien Marshall McLuhan, dans les années 60, avait alerté que nous serions rapidement en addiction avec ces machines qui nous rendent omnipotents par « extension de nos sens »[5]. En effet, les machines nous permettent d’entendre plus loin (la radio), de voir plus loin (la télévision, le télescope), de nous déplacer plus vite et plus loin (les avions, les voitures, les trains), de communiquer à distance (le téléphone, Internet, les satellites) et maintenant de raisonner plus vite et de mémoriser davantage (les ordinateurs, les smartphones, l’IA).

Si cette mécanisation a fortement amélioré le confort et la qualité de vie de ceux qui en ont bénéficié, Jean-Marc Jancovici[6], consultant français et spécialiste de l’énergie et du climat, met en évidence dans ses travaux que le besoin exponentiel en énergie vient directement des machines, que ce soient des machines « à fabriquer », « à se déplacer » ou des machines « à vivre » pour rappeler la métaphore de Le Corbusier pour la conception des bâtiments.

Jean-Marc Jancovici, a calculé que cette mécanisation serait l’équivalent de la mise à disposition, pour chacun de nous, de 200 à 600 esclaves[7] qui nous déchargent des tâches quotidiennes fastidieuses, que soit à la maison ou au travail. Comme Marshall McLuhan, il nous explique que, grâce aux machines, nous sommes devenus des « Superman » ou « Superwoman » mais que cette omnipotence à un coût énergétique qui est à la base de nos émissions de gaz à effet de serre.

En effet, la consommation d’énergie de ces machines, si astucieuses[8] soient-elles, est encore aujourd’hui principalement d’origine fossile (charbon et pétrole).  Il ajoute que l’énergie doit s’entendre sur tout le cycle de vie de nos machines, de la fabrication au transport, à l’utilisation et jusqu’au recyclage.  Il rappelle que si cela a fortement amélioré notre pouvoir d’achat et notre qualité de vie des cent dernières années, il y a maintenant un prix à payer pour nous-mêmes et pour les générations futures. Nous sommes dans cette situation, car notre modèle économique est encore basé sur un postulat des économistes de la fin du 18ème siècle, comme celui de Jean-Baptiste Say, qui écrit, en 1803, dans son « Traité d’économie politique »:

« De ces besoins, les uns sont satisfaits par l’usage que nous faisons de certaines choses que la nature nous fournit gratuitement, telles que l’air, l’eau, la lumière du soleil. Nous pouvons nommer ces choses des richesses naturelles, parce que la nature seule en fait les frais. Comme elle les DONNE indifféremment à TOUS, personne n’est obligé de les acquérir au prix d’un sacrifice quelconque. Elles n’ont donc point de valeur échangeable. »

En réalité, il aurait dû déduire logiquement que les ressources naturelles peuvent sur une planète finie être épuisables ou si coûteusement renouvelables et qu’elles ne doivent pas être surexploitées.

Jean-Marc Jancovici ou Pablo Servigne[9], nous alertent sur les difficultés que nous allons rencontrer, pour maintenir un modèle de croissance indispensable pour conserver notre pouvoir d’achat et notre mode vie, sans appauvrir les ressources naturelles, en produisant l’énergie suffisante pour alimenter nos machines et tout cela sans augmenter le niveau de CO2 dans l’atmosphère. L’équation semble impossible ; certains annoncent l’apocalypse.

Malgré ce pessimisme ambiant, il faut rester engagé et quels que soient les pronostics vitaux des « collapsologues », un médecin, par serment, doit toujours soigner son patient. L’acte de construire durablement s’inscrit aussi dans la logique de soigner nos maladies.

Les machines sont à l’origine de bien des problèmes, mais aussi de bien des solutions. Nous allons voir qu’avec le jumeau numérique, la dématérialisation de ces machines en logiciels inverse la tendance et comporte des avantages bien supérieurs aux inconvénients. Ce ne sont pas les machines en elles-mêmes qu’il faut incriminer, mais les économistes qui ont construit des modèles de croissance infinie dans un monde fini, sachant que même si Elon Musk est génial, la conquête de Mars n’est pas pour demain, ni pour tous.

Le 12 décembre 2015, l’accord de Paris prévoyait de stabiliser l’augmentation de la température de l’atmosphère terrestre à 2°C maximum d’ici 2050 par rapport au niveau préindustriel. Tous les secteurs sont concernés, mais les bâtiments sont responsables à eux seuls entre 25% et 44% de ces gaz à effet de serre[10], si l’on prend en compte l’impact carbone des équipements qu’ils contiennent et des déplacements liés à leur usage et à leur maintenance. Au même titre que les autres industries, la filière du bâtiment doit agir pour la neutralité carbone.

Pour diminuer l’empreinte énergétique du secteur du bâtiment, il vient immédiatement à l’idée d’isoler les bâtiments et de diminuer leur dépendance à la filière numérique, considérée comme terriblement énergivore. En cela, la transition environnementale ne serait pas compatible avec la transition numérique. Nous allons voir qu’avec le concept de « jumeau numérique », la transformation des équipements en logiciels comporte plus d’avantages, que d’inconvénients quant à dans la diminution de l’empreinte carbone des bâtiments.

 

Les cinq principes d’un bâtiment « zéro carbone »

Pour concevoir, construire et exploiter un bâtiment « zéro carbone », il faut réunir l’ensemble des acteurs, dans une démarche collaborative, autour de cinq principes indissociables :

  1. L’utilisation d’un Jumeau Numérique hébergé dans chaque bâtiment.
  2. L’application des règles de l’écoconstruction 4.0.
  3. La diminution de l’énergie grise sur l’ensemble du cycle de vie du bâtiment.
  4. Une approche centrée sur l’humain et le respect de la vie privée.
  5. La mise en place une gouvernance adaptée.

 

Principe n°1 – L’utilisation d’un Jumeau Numérique

Avant tout chose, il convient d’apporter une définition du jumeau numérique ou digital twin, concept forgé au début des années 2000 par le Docteur Michael Grieves, enseignant à l’Université du Michigan. Dans le monde industriel le jumeau numérique constitue la modélisation numérique d’un système réel. Véritable réplique virtuelle d’un objet physique ou d’un processus, il permet de reproduire des fonctionnalités similaires et de simuler le fonctionnement et la performance dans un cadre réel. Cette technologie est une des bases du modèle de l’industrie 4.0. Le potentiel champs d’application du jumeau numérique s’étend dans tous les domaines et révolutionne les modes opératoires et méthodologies habituelles.

 

Le jumeau numérique du bâtiment servira à simuler et suivre tous les processus et composants installés tout au long de la vie du bâtiment. En phase de conception, il servira à la simulation des processus et au design virtuel du projet. En phase de travaux, il servira d’espace de travail collaboratif et d’assistant au commissioning. En phase d’exploitation, il permettra la maintenance à distance et l’ajout des fonctionnalités nouvelles, sans installation de produits physiques. Enfin, tout au long de la vie du bâtiment, il servira de référentiel à toute la filière et permettra de faire automatiquement des optimisations à partir des données et des apprentissages réalisés à l’aide d’algorithmes d’intelligence artificielle.

 

À la différence du bâtiment physique, le jumeau numérique, en étant connecté à Internet, a accès à tout le contexte : la météo, les déplacements des occupants (flux), le coût de l’électricité et la nature des moyens de production à un instant T (carbonés ou non). Il s’adapte continuellement, par apprentissage, à l’évolution des situations qui se présentent. Il a la capacité d’anticiper afin d’associer à une pièce la bonne température en fonction de son utilisation probable, ou inversement d’adapter des consignes devenues obsolètes qui impactent la consommation énergétique. Cette gestion de l’intermittence est un gisement d’économie d’énergie important et de maximisation du confort des occupants.

 

Cartographie du confort en temps réel avec le jumeau numérique

 

Mais au-delà de l’optimisation de l’énergie consommée en exploitation, le jumeau numérique permet également de virtualiser des composants qui auraient été physiques dans une approche classique. Par exemple, il est possible de remplacer un thermostat mural par un thermostat virtuel, exécuté en tant que logiciel sur le serveur le BOS installé dans chaque bâtiment. Plus généralement, les informations émanant des capteurs installés peuvent être mutualisées entre les filières ; il n’est donc pas nécessaire d’équiper chaque radiateur, chaque luminaire, chaque serrure ou chaque volet roulant d’un détecteur de présence ou autres capteurs communs à toutes les filières. Cette mutualisation des équipements et de l’information permet une économie d’énergie grise et de coût de maintenance, qui viennent notablement améliorer le bilan carbone du bâtiment.

Toutefois, pour être vertueux, le jumeau numérique doit être hébergé sur un serveur de calcul installé à l’intérieur du bâtiment selon une architecture distribuée ; c’est un prérequis. Ainsi, un patrimoine de plusieurs bâtiments connectés entre eux deviennent un « data center virtuel » au niveau du territoire, mais qui génère une empreinte quasi nulle. En effet, il est 3 à 5 fois plus coûteux sur le plan énergétique de passer par San Francisco pour allumer une lumière ou régler le chauffage à Lyon, que d’avoir recours à une gestion « Edge » dans le bâtiment, c’est-à-dire au plus proche du service à rendre. De surcroît, dans une architecture décentralisée, la chaleur dégagée par les serveurs peut être facilement valorisée pour chauffer écologiquement des bâtiments ou récupérée, pour les besoins d’eau chaude sanitaire (Exemple : Radiateur Qarnot® ou Energy Data Center® de Ubiant®) ; ce qui était un déchet devient une ressource.

Cette architecture décentralisée est également la seule solution qui permette la gestion coordonnée de millions de bâtiments entre eux, tout en garantissant la résilience du système en cas de rupture de communication.  Enfin, la gestion locale permet également une meilleure protection des données personnelles.

 

Principe n°2 – L’application des règles de l’écoconstruction 4.0

Tout comme le concept de jumeau numérique, la notion d’industrie 4.0 s’entend comme la convergence de la conception numérique dans le monde virtuel avec de la gestion des produits et objets dans le monde réel. Pour réaliser un bâtiment « zéro carbone », il faut associer les méthodes traditionnelles de l’écoconstruction à la numérisation intégrale des processus, afin d’exploiter au mieux les données produites par les concepteurs, les constructeurs, les exploitants, les mainteneurs et les occupants.

 

Pour la partie physique, une écoconstruction est basée sur une conception bioclimatique, dont les matériaux de construction sont biosourcés[11] et permettent de consommer le moins possible d’énergie, en optimisant les apports solaires, les déphasages et la ventilation. Il faut optimiser l’isolation thermique, utiliser des matériaux durables qui ne comportent pas de substances nuisibles à la santé des habitants, garantir la qualité de l’air intérieur, opter pour des systèmes de récupération de l’eau, installer des moyens de production énergétique (autoconsommation), sélectionner des dispositifs techniques et de gestion active interopérables, sous peine de rendre inapplicable les stratégies de mutualisation avec un jumeau numérique.

 

Pour la partie virtuelle, le bâtiment exploitera les données numériques produites pour maximiser son empreinte environnementale. Une écoconstruction bien réalisée doit autoproduire et stocker les surplus d’énergie produits pendant les périodes creuses, afin de pouvoir les utiliser lors des pics de consommation. Pour cela, elle doit pouvoir s’adapter au niveau d’occupation et d’activité réelle du bâtiment à l’aide d’une intelligence embarquée dans le jumeau numérique, indispensable pour piloter cette intermittence. Le jumeau numérique permettra de faire converger des objectifs contradictoires simultanément (par exemple : confort, énergie et smart grid) en pilotant en temps réel, à l’aide d’algorithmes d’apprentissage, le meilleur alignement des consignes qui permettra de tendre vers l’objectif « zéro carbone ».

 

II faut cependant se méfier des idées reçues et noter qu’un bâtiment BBC (bâtiment basse consommation) ou HQE (haute qualité environnementale) n’est pas forcément éco-construit : il peut être isolé par l’ajout de matériaux coûteux en énergie pour les fabriquer, comme la laine de verre, ce qui augmente nettement son coût en énergie grise et peut notablement diminuer son efficacité d’isolation en été, incitant les occupants à ajouter des climatiseurs d’appoint.

Pour faire les bons arbitrages, l’analyse ACV (Analyse du Cycle de Vie) de l’énergie utilisée pour la construction et l’exploitation du bâtiment, est une étape essentielle.

 

Principe n°3 – La diminution de l’énergie grise sur l’ensemble du cycle de vie du bâtiment

En moyenne, l’analyse du cycle de vie des produits manufacturés est proche de celle des bâtiments en matière de consommation d’énergie : 63% d’énergie de fabrication pour les produits domestiques et 60% pour les bâtiments. En effet, alors qu’il est facile de connaître la consommation énergétique d’un bâtiment ou d’une voiture, les volumes énormes d’énergie nécessaire à leur construction restent insoupçonnés.  Pour déterminer l’impact environnemental réel, il faut prendre en compte l’énergie consommée sur l’ensemble du cycle de vie du bâtiment et pas uniquement l’énergie consommée pour ses usages.

Un record en énergie de fabrication est la pile alcaline : sa fabrication nécessite 50 fois plus d’énergie que celle qu’elle fournira à son utilisateur, sans parler de son coût de recyclage et de la pollution induite. À l’inverse, à propos d’autres produits comme les panneaux solaires photovoltaïques, on entend souvent que ceux-ci nécessitent autant d’énergie de fabrication qu’ils n’en produiront pendant toute leur durée de vie. En réalité, il faut entre deux et quatre ans pour qu’un panneau produise l’équivalent de l’énergie qu’il a fallu utiliser pour le fabriquer[12]. Cela dépend, bien entendu, de la technologie utilisée et de sa localisation, mais sur une durée de vie de 30 ans, un panneau solaire produit 10 à 30 fois son énergie de fabrication.

Il en va de même pour le remplacement d’un matériel physique par un logiciel. Fabriquer un smartphone consomme beaucoup d’énergie, mais bien moins que l’ensemble des produits physiques qu’il a remplacé par des logiciels (appareil photo, caméra, baladeur, montre, calculette, lampe de poche, dictaphone, GPS, boussole, etc.). Un smartphone peut aussi stocker l’ensemble des livres, disques et films que l’on a dans une médiathèque.

S’il est vrai que regarder un film en ligne sur une plateforme centralisée est très coûteux en énergie car le film est téléchargé à chaque fois qu’un utilisateur le regarde, cela reste moins couteux que la fabrication de supports physiques que l’on doit acheminer sur le lieu de consultation et dont les invendus seront passés au pilon.

Selon l’Ademe[13], le télétravail qui se généralise a un effet positif sur les émissions de CO2. Un jour de télétravail permet de réduire de 69 % le volume des déplacements. L’Ademe estime que la réduction des trajets domicile-travail génère un bénéfice environnemental moyen journalier de 271 kilogrammes équivalent carbone (kg eqCO2) annuel par jour de télétravail hebdomadaire.

 

La virtualisation des bâtiments sous forme de jumeaux numériques, comme pour le télétravail, permet de diminuer les émissions de CO2, car la plupart des interventions se feront à distance.

 

Principe n°4 – Une approche centrée sur l’humain et le respect de la vie privée

Un paramètre essentiel de l’atteinte de l’objectif de neutralité est l’humain qui, par son comportement et son ressenti, peut générer des économies notables. La sobriété est un paramètre important de l’atteinte des objectifs « zéro Carbone » quand nous savons qu’un degré de consigne en moins en hiver peut générer 10% d’économie d’énergie.

Or la température de l’air, couramment utilisée par les thermiciens pour réguler, n’est pas le critère le plus pertinent pour satisfaire le confort ressenti. En effet, le rayonnement des parois influence bien davantage le confort. Ainsi, des murs à 22° C en hiver et de l’air à 18° C donneront une sensation de confort, alors qu’à l’inverse, si l’air est à 22° et les parois de la pièce à 18° C, l’occupant ressentira une sensation de froid. La température moyenne est la même dans les deux exemples (température opérative) mais, à confort ressenti équivalent, nous obtiendrons presque 20% de consommation énergétique entre les deux situations, avec un impact carbone important si l’énergie primaire est d’origine fossile.

La notion de confort « indoor » fait l’objet de la norme ISO 7730 basée sur les travaux de Povl Ole Fanger. Le modèle de Fanger quantifie le confort thermique ressenti par les usagers en proposant un pourcentage d’insatisfaction (PPD = predicted percentage of dissatisfied) qui est essentiellement fonction des conditions climatiques, de l’habillement et de l’activité du sujet.

          Qualification du confort ressenti avec le jumeau numérique

 

A la différence du modèle de Fanger qui est basé sur des abaques fixes, le jumeau numérique lui, pourra prendre en compte toutes ces variables de ressenti de l’utilisateur pour mesurer la déperdition thermique de la pièce et adapter en temps réel les consignes ou alerter sur un état critique atteint. Cette gestion fine à la pièce permet d’adapter les consignes à l’activité réelle et éventuellement de gratifier les comportements de sobriété de l’usager en le sensibilisant individuellement de sa contribution « Zéro Carbone » sur son smartphone. Cette délégation au jumeau numérique des objectifs à atteindre peut-être comparée à un véhicule autonome, auquel vous dites où vous souhaitez aller, sans que vous ayez vous-même à conduire.

 

Toutefois, l’humain doit toujours rester prioritaire sur la machine, c’est une question d’éthique et de confiance.  Il doit être placé au centre de toute préoccupation ce qui implique expressément le respect de la vie privé. Il est primordial que la protection des données personnelles des utilisateurs soit garantie. La transparence des traitements effectués et l’autonomie d’action sont en effet des prérequis essentiels pour respecter la vie privée des utilisateurs et le contrôle qu’ils ont sur leur environnement.

 

Principe n°5 – La mise en place d’une gouvernance adaptée

Le dernier principe d’un bâtiment durable repose sur son modèle de gouvernance. Un plan d’action doit être défini en amont sur la base de critères et d’objectifs ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) clairement définis.

En effet, la thématique du bâtiment « zéro carbone » s’inscrit globalement dans celle du développement durable. Elle doit tenir compte de changements profonds à réaliser dans toutes les sphères de la société et des filières professionnelles. Il faut assumer cette diversité et mettre en place des processus de travail et des dynamiques qui permettent de faire converger tous les acteurs vers un même objectif, même s’ils ne sont pas culturellement alignés.

La collaboration autour du même jumeau numérique connecté doit être le diapason de toutes les filières. C’est lui qui regroupe les processus, les données et la connaissance acquise comme référentiel unique. Dans l’absolu, la démarche BIM (Building Information Modeling) facilite grandement cette synthèse. Malheureusement, sans jumeau numérique, il y a autant de BIM que d’acteurs de la filière ; c’est la tour de Babel, et même avec un bon BIM manager, cela ne peut pas fonctionner.

L’utilisation d’un jumeau numérique modifie les habitudes de travail puisque celui-ci existe et fonctionne « virtuellement » dès la phase de conception. Ainsi certains contrats (gestion des systèmes d’information, hypervision, contrôle au déploiement dit « commissioning », comptage…) habituellement signés en phase de livraison doivent être contractés en phases de conception et de chantier. Seule cette contractualisation en amont, permet d’assurer la pérennité du système dans le temps par la présence du prestataire pour l’exploitation des équipements communicants et des plateformes informatiques associées, dès la conception, voire la programmation.

Cette méthodologie, nécessite une gouvernance et des outils informatiques spécifiques. Les outils BIM (Building Information Modeling), qui représentent la partie « statique » du jumeau numérique y contribuent, mais ne suffisent pas. Il faut leurs adjoindre un BOS (Building Operating System) pour que le jumeau numérique soit relié dynamiquement au monde physique et puisse agir dans le monde réel pour s’adapter aux situations qui se présentent.

Le rôle du maître d’ouvrage et/ou de l’aménageur, dès la phase « programme » est d’appliquer et de faire appliquer les cinq principes énoncés précédemment autour d’une méthodologie unique qui consiste à la numérisation intégrale des processus et des composants du bâtiment en amont de sa construction ou de sa réhabilitation.

 

 

Conclusion pour un développement durable

L’expansion des cyberstructures[14] dans le bâtiment, comme systèmes nerveux centraux, dont le jumeau numérique est le cerveau, implique une nouvelle gouvernance de l’acte de construire en virtualisant les processus et certains équipements qui étaient jusqu’alors physiques.  Le jumeau numérique, en tant que référentiel unique, garantira le suivi et la correction des dérives qui nous éloigneraient de l’objectif tout au long de la vie du bâtiment, depuis sa conception et jusqu’à sa démolition et son recyclage. Le traitement des données sera au centre du processus et transformé en connaissance par l’IA.

Le bénéfice est double : d’une part, ces doubles virtuels diminuent fortement la consommation de matière première et d’énergie grise et d’autre part, l’économie de la connaissance induite par le traitement des données, permet de rendre de nouveaux services aux usagers avec un très faible impact carbone.  Cette connaissance acquise par apprentissage permettra donc d’anticiper, d’alerter et d’agir pour converger vers l’objectif de neutralité carbone.

 

Toutefois, malgré toutes ces possibilités technologiques, nous devons garder à l’esprit, que les machines, même transformées en logiciels, pour devenir vertueuses en émission de CO2, ne doivent pas nous faire oublier qu’il est essentiel que la satisfaction de nos besoins présents, n’empêche pas les générations futures de satisfaire aux leurs.

 

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[1] Ubiant édite une plateforme SaaS de pilotage de la performance environnementale par les données.

[2] COP21 de 2015 sur les changements climatiques et accord de Paris.

[3] Bruno Latour est un sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, français.

[4] Université SBA à Bruxelles en septembre 2019.

[5] Voir son ouvrage Message et Massage, un inventaire des effets, Jean-Jacques Pauvert, 1968. L’édition originale date de 1967.

[6] Jean-Marc Jancovici, est un ingénieur français, consultant et spécialiste de l’énergie et du climat. Il est cofondateur et associé de la société de conseil Carbone 4 et président et fondateur du groupe de réflexion « The Shift Project ».

[7] L’esclave énergétique est une unité de mesure de l’énergie, comparant une consommation d’énergie annuelle avec un équivalent de production mécanique et calorifique qu’un adulte en bonne santé pourrait produire en un an.

[8] Du latin « machina », elle signifie « invention ingénieuse », une machine est un dispositif mécanique transformant de l’énergie en travail.

[9] Pablo Servigne et Raphaël Stevens (postface Yves Cochet), Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2015,

[10] Selon données du GIEC. Le pourcentage affectable aux bâtiments varie selon les méthodes de réaffectation de la production de chaleur et d’électricité et d’énergie de fabrication « énergie grise ».

[11] Le label « Bâtiment biosourcé », a été mis en place, en 2012, par les pouvoirs publics français afin de valoriser l’utilisation des matériaux et produits de construction biosourcés.

[12] Selon étude du département américain de l’énergie, The National Renewable Energy Laboratory

[13] Télétravail : accompagner pour consolider les bénéfices environnementaux – Ademe Septembre 2020.

[14] « Cyberstructure : L’Internet, un espace politique » de Stéphane Bortzmeyer – C&F édition.

« Cyberstructure et cinquième fluide : des révolutions dans le bâtiment », Emmanuel OLIVIER, n°54 – octobre 2019 – Magazine « Constructif » de la FFB (Fédération Française du Bâtiment).